À l’œil nu, l’être humain perçoit les longueurs depuis un dixième de millimètre, l’épaisseur d’un cheveu, jusqu’à quelques dizaines de kilomètres, une montagne vue au loin. Cet intervalle va de 10-4 mètre (diviser le mètre par 10, quatre fois) à 104 (le multiplier par 10, quatre fois). On résume cela en disant que notre champ de vision atteint naturellement 8 ordres de grandeur.
Depuis l’époque de Galilée, les instruments, microscopes et lunettes astronomiques, ont permis d’élargir cette gamme pour atteindre aujourd’hui 45 ordres de grandeur. Une vision concrète de cette immense étendue nous a été donnée dès les années 1960 par un film présentant un couple en pique-nique au bord d’un lac. À partir de cette image, un zoom arrière nous emmenait dans les grandes échelles jusqu’au fin fond du cosmos. Puis un zoom avant nous ramenait au couple. La caméra se fixait sur la main de l’homme et poursuivait le zoom en direction de l’infiniment petit, en entrant dans une cellule, puis en descendant vers les particules élémentaires.
Ce gigantesque périple nous révèle bien des choses. Une première observation est que toutes les échelles sont garnies d’objets et de structures très diverses. Un milieu ainsi densément rempli, quelle que soit la dimension considérée, est qualifié de fractal. Ce nom désigne les formes, très courantes dans la nature, qui se subdivisent de façon répétitive. Un exemple est le poumon, un organe qui se ramifie progressivement en bronches, bronchioles et alvéoles. L’intervalle d’échelle entre le poumon entier et l’un de ses alvéoles couvre plus de trois ordres de grandeur, ce qui est suffisant pour que cet organe développe une surface de contact entre le sang et l’air atteignant la taille d’un terrain de volley. L’Univers fractal s’étend sur les 45 ordres de grandeur accessibles à nos observations et certainement bien plus loin dans les terras incognitas situées au-delà. Cette immense étendue et la densité des objets emplissant toutes les dimensions montrent la richesse infinie de notre Univers.
En se promenant à travers les échelles, on fait une autre observation, classique dans les fractales : l‘autosimilarité. C’est le fait que des objets de taille très différente se ressemblent : une galaxie spirale et un cyclone à la surface de la Terre ou un vortex dans la rivière, un système planétaire et un atome, une nébuleuse et un nuage atmosphérique, un gros astéroïde et un petit caillou, un arbre et un neurone, une méduse et une amibe, etc.
Enfin, ces phénomènes apparaissant dans toutes les dimensions ne sont pas quelconques : ils se hiérarchisent, c’est-à-dire qu’ils s’organisent en strates, chacune reposant sur celle du dessous. Par exemple, un seul objet comme le corps humain est organisé en huit couches bien distinctes. Les particules élémentaires forment la première. Elles s’assemblent en atomes qui eux-mêmes font émerger les molécules. Celles-ci se regroupent en macromolécules constituant la matière vivante (protéines, ADN, ARN). On les retrouve dans les tissus formant, à leur tour, les organes. Alors, on arrive à l’organisme lui-même, la couche de l’être humain, à laquelle il est naturel d’en ajouter une huitième : celle de la société.
Comment chaque couche donne-t-elle naissance à celle du dessus ? Par un phénomène appelé émergence, que je décris dans mon dernier livre L’Univers Millefeuille (EDP-Sciences, 2022 Chapitre 4), faisant que de petits objets en grand nombre puissent développer entre eux des relations complexes et faire apparaître un tout sophistiqué. Le tout ne peut se résumer au simple assemblage de ses composants : il constitue une novation. Par exemple, une ville représente bien plus que la juxtaposition de ses habitants : elle se caractérise aussi par toutes leurs constructions, leurs créations artistiques, leurs lois, leurs groupes sociaux, et par une certaine ambiance.
L’Univers fractal est beau, précisément parce que tout se répartit entre échelles différentes. Vue de loin, la forêt est faite de masses plus ou moins vertes. En l’approchant, on distingue les arbres qui, au premier abord, paraissent tous identiques. En y entrant, on voit qu’ils sont tous différents et l’on découvre toute une flore vivant en symbiose avec eux. Si l’on examine le sol de plus près, un monde nouveau, plus petit, mais tout aussi complexe, apparaît. Cette richesse omniprésente dans chaque dimension donne un sentiment de plénitude et d’harmonie. Notre œil est tellement habitué aux objets fractals, omniprésents dans l’Univers, que nous ne pensons même pas qu’il s’agisse d’une caractéristique singulière et encore moins, qu’elle puisse être liée à la beauté.
Michel GALIANA-MINGOT.