Un nouveau regard sur la mécanique quantique
Depuis un siècle, la mécanique quantique a permis des progrès de géant comme l’invention de l’électronique, mais elle laisse ouverts des problèmes majeurs de compréhension de la nature intime des choses. On rassemble souvent ces énigmes sous le vocable de la question quantique. Face à cela, Niels Bohr a toujours tenu une position cohérente même si elle est loin d’avoir fait l’unanimité : les mondes microscopique (quantique) et macroscopique (usuel) sont distincts et n’obéissent pas aux mêmes règles. Il en résulte que nous ne pouvons pas accéder à la réalité dans le domaine micro, notoirement incompréhensible pour nos esprits. Seule nous est accessible l’image que nous nous en faisons. Pour le sonder, nous ne pouvons utiliser que des instruments macroscopiques. Pour le comprendre, nous n’avons que notre cerveau formé par des centaines de millions d’années d’évolution dans l’environnement macroscopique, ainsi que des outils mathématiques dont nous saisissons mal les fondements.
La question quantique s’éclaire d’un jour nouveau si nous admettons que notre milieu usuel émerge de celui du dessous. Ces dernières années ont bien éclairé la façon dont se produit cette émergence : il s’agit du phénomène de la décohérence. Appuyée par une théorie rigoureuse, la décohérence montre comment, dès que l’on considère un nombre important de particules (déjà à partir de quelques dizaines), une transition se produit : les particules perdent leurs propriétés quantiques étranges et se figent dans le comportement classique qui nous est habituel. Si nous voyons cette transition à la lumière des phénomènes émergents, nous comprenons que les lois classiques ne soient pas réductibles à celles du monde quantique. Nous ne pouvons que donner raison à Niels Bohr.
Le chat de Schrödinger
La célèbre expérience de pensée s’interprète alors plus clairement : si la particule radioactive censée tuer le chat obéit bien aux règles quantiques, le chat lui, ne peut exister que dans l’état macroscopique (décohéré). Il ne peut se trouver en superposition vivant-mort comme le laissait entendre Schrödinger. Alors, seule reste une question : à partir de quelle taille passe-t-on d’un monde à l’autre. Cette question n’est pas nouvelle. Elle existait identiquement en thermodynamique. La notion de température d’une particule n’a aucun sens. Alors combien de particules faut-il pour que l’on puisse leur attribuer une température ? La réponse est « un certain nombre », comme celle de l’adjudant qui demandait combien de temps il fallait pour que le fût du canon refroidisse : « un certain temps ! ». En l’espèce, on peut répondre que la décohérence se produit rapidement, dès quelques dizaines de particules, mais que la réponse exacte dépend des conditions.
Le problème de la mesure
L’autre problème fondamental de la mécanique quantique, celui de la mesure, apparaît aussi sous un jour nouveau. On n’a jamais vraiment admis que lors d’une mesure, une particule voie sa fonction d’onde s’effondrer. Effectivement, il est frustrant que l’équation de Schrödinger cesse soudainement de fonctionner au moment de la mesure, provoquant ainsi une discontinuité majeure dans notre image du comportement de la particule. Pour éviter ce fait que Bohr considérait pourtant comme naturel, on est allé jusqu’à inventer la théorie des mondes multiples. Tout à fait rigoureuse dans sa formulation, elle permet d’éviter l’effondrement de la fonction d’onde, mais à quel prix ! Celui d’envisager des scissions de l’Univers entier chaque fois que l’on pratique une mesure ! Pourtant, les choses s’éclairent si l’on revient au fait que notre monde émerge du domaine quantique sous-jacent. Comme dans la plupart des phénomènes émergents, le tout (macroscopique) n’est aucunement réductible à ses parties (les particules). Lors de la mesure, on force la particule à entrer en contact avec un instrument d’observation macroscopique. On la contraint donc à sauter d’un monde à l’autre. Il est bien malheureux que la fonction d’onde ne survive pas à ce basculement, mais c’est le propre d’un phénomène émergent. Dans cette optique, la théorie des mondes multiples, aussi rigoureuse soit-elle, paraît une tentative dérisoire de faire fonctionner l’équation de Schrödinger dans un contexte où c’est impossible. En d’autres termes, une tentative désespérée de pousser le plus loin possible le mythe newtonien selon lequel tout se résume à quelques équations différentielles valables dans toutes les échelles. Sans aucunement prétendre que le phénomène de décohérence résolve en soi le problème de la mesure, je dis qu’il est l’indication d’un saut entre deux strates du millefeuille et que vouloir préserver la fonction d’onde à travers un tel saut, est probablement un projet sans lendemain.
Si nous autres êtres humains vivions dans le monde quantique, nous aurions certainement le plus grand mal à comprendre ce que deviennent les particules lorsqu’elles décohèrent et passent dans le domaine macroscopique.