La frange entre l’ordre et le chaos
La complexité a une propension à se développer dans des endroits particuliers, situés à la frange de l’ordre et du chaos.
Pour le comprendre une petite expérience de pensée suffit. Imaginez que vous voyagez à bord d’un vaisseau spatial dont la mission est d’approcher une exoplanète, de la survoler et de recueillir le maximum d’observations. Une fois en orbite, vous découvrez qu’elle présente une face exposée à son étoile, très chaude, embrasée et turbulente. À l’inverse, la face opposée qui tourne le dos à l’étoile, est glacée comme l’Antarctique. Entre les deux hémisphères, se trouve une zone très étroite où la glace et le feu se rencontrent. En faisant le tour de la planète, vous avez collecté des mesures de température et de composition chimique sur chacune des deux faces. Alors, que faites-vous ? Quel est l’endroit où vous avez le plus de chances de recueillir un maximum d’informations intéressantes ? À la frontière entre les deux hémisphères bien sûr. L’Univers crée peu d’information dans ses parties chaotiques ou ordonnées, et beaucoup aux frontières entre les deux. Si la planète abrite la vie, c’est là que vous la trouverez.
L’exemple des cheminées hydrothermales
En ces endroits dont on pense qu’ils sont à l’origine de la vie sur Terre, au fond des fosses océaniques, affleurent des roches magmatiques fondues. À la frontière entre l’eau glacée (l’ordre) et la roche incandescente (le chaos), se forment des cheminées dans lesquelles s’écoule un flux constant de gaz chauds et d’eau à toutes températures. On a constaté qu’il s’y développait une foule considérable de bactéries, de vers, d’arthropodes… On a calculé qu’une seule cheminée pouvait engendrer 2,5 kg de biomasse par heure. Un autre type d’endroit est envisagé comme berceau de la vie : les zones intertidales, c’est-à-dire les littoraux alternativement envahis et asséchés au rythme des marées. On sait que ces zones abritent beaucoup d’espèces de mollusques ou d’arthropodes qui font la joie des pêcheurs. Elles sont situées à la marge entre l’ordre, une terre sèche et stérile, et le chaos, l’océan trop dilué et trop agité pour que la première forme de vie y apparaisse.
Le cosmos est finement ajusté
Les étoiles sont aussi des phénomènes finement ajustés entre Charybde et Scylla. Charybde est la force de la gravitation qui tend à effondrer la matière jusqu’à en faire des trous noirs. Scylla est une explosion par fusion nucléaire (type bombe H). Un heureux équilibre s’établit entre ces forces herculéennes, très stable comme le prouve la grande longévité des étoiles. Située en cette frange étroite entre Charybde et Scylla, l’étoile crée de l’information en élaborant en son sein, tous les éléments chimiques : le carbone, l’oxygène…
L’Univers entier est lui-même ajusté entre l’ordre et le chaos. On s’en aperçoit en simulant ce que pourraient être des univers différents du nôtre, où les masses et l’intensité des forces prendraient des valeurs différentes. Presque tous ces univers-jouets s’avèrent stériles, soit pour être chaotiques (une soupe de particules chaudes ne formant aucune structure), soit pour être trop ordonnés (la matière organisée comme un cristal, des particules ne formant pas d’atomes, ou encore des atomes chimiquement inertes). C’est à cet ajustement fin que nous devons l’harmonie de notre univers, faite d’un mélange subtil de régularité et de diversité. Nous sommes peu conscients de cette caractéristique essentielle de l’Univers tant elle nous paraît coutumière. Selon le physicien Lee Smolin, “toute théorie suffisamment intéressante pour prétendre expliquer notre univers, doit traiter du rapport entre son unité et sa variété”.
Elle doit expliquer la beauté !